Nous avons déclaré il y a quelques mois que l’athéisme n’existait pas.
« Dieu n’existe pas ! » s’écrient les athées.
« L’athéisme n’existe pas », leur répond l’écho…
Comment ça, l’athéisme n’existe pas ? Et que faites-vous donc des grands penseurs athées comme Nietzsche, Sartre, Marx, Heidegger, Comte-Sponville, and so on ?... Ils méritent quand même le respect et la considération ! On ne peut raisonnablement balayer leur existence et leur influence d’un revers de la manche ! Ce serait du mépris, de l’arrogance, de l’intolérance !
Je n’ai certes pas dit qu’il n’existait pas de penseurs athées. Il serait insensé de le prétendre. Que cela plaise ou non, il existe un certain nombre de philosophes qui affirment que Dieu n’existe pas et qui en tirent des conclusions pratiques pour leur vie.
Mais s’il existe des penseurs athées, force est de constater qu’il n’existe pas de penseurs de l’athéisme.
Les athées existent ; c’est un fait – et ils sont nombreux. Mais l’athéisme des athées, lui, n’est pas pensé. Et pour cause, il est impensable.
Que l’athéisme soit source de pensée philosophique – celle que développent les auteurs précités –, nul ne le nie. Mais l’athéisme lui-même n’est pas analysé sur le plan philosophique ; il n’est pas sérieusement examiné, sous-pesé, réfléchi. On ne cherche pas à en tester la validité, à en éprouver la solidité, à le remettre en question. Il est posé là, simplement, comme un postulat de départ. Dieu n’existe pas, nous dit-on, c’est une vue de l’esprit ; la seule réalité, c’est l’univers physique que nous connaissons et explorons par les sciences expérimentales ; en dehors de cette réalité, il n’y a rien – pas de Dieu. L’univers physique, c’est donc lui l’être, le seul être, qui ne dépend de rien ni de personne pour exister. Tel est le dogme du matérialisme, qui ne souffre aucune contestation, et qui autorise toutes les représentations les plus fantaisistes du monde, même lorsqu’elles heurtent frontalement la réalité objective – celle-ci se voyant alors sacrifiée pour les besoins de la cause.
Si l’on entreprend de penser l’athéisme – qui se veut une pensée rationnelle –, et si l’on s’efforce de le penser sérieusement jusqu’au bout, on se rend compte avec surprise… qu’il ne tient pas et qu’il se dissout in fine de lui-même : SOIT qu’il se métamorphose en pan-théisme (il cesse en ce cas d’être un « a-théisme »), SOIT qu’il dégénère en un irrationalisme – aux antipodes de la pensée rationnelle qu’il prétend être (il cesse en ce cas d’être une « philosophie »).
C’est pourquoi, la tendance actuelle des philosophes athées consiste à dire (c’est ce que nous avons vu dans notre précédent article) : « il n’y a pas lieu de s’interroger sur l’univers. L’univers est, un point c’est tout. Se demander s’il aurait pu ne pas être ou s’il aurait pu être différent que ce qu’il est n’a pas de sens. Il est, un point c’est tout ; il n’y a pas lieu de s’en étonner. Il faut en prendre acte. Comme il faut prendre acte que Dieu n’existe pas. La preuve : on ne peut pas l’observer, ni au microscope, ni au télescope. L’évidence s’impose donc : Dieu n’existe pas. »
C’est une version développée du « Je ne crois qu’en ce que je vois »… Ou comment Saint Thomas est revendiqué comme Saint Patron par tous les athées du monde…
Eh bien, dont acte ! Prenons nos amis athées au mot. Et considérons qu’il n’y a pas lieu de s’étonner que l’univers existe. Il existe, c’est comme ça. Il faut le prendre tel qu’il est et ne pas chercher à se demander s’il aurait pu être autrement que ce qu’il est – ce serait de la science-fiction. Appuyons-nous sur le seul élément solide que nous connaissons : la science, rien que la science, toute la science. Cette science même qui ne nous dit rien sur Dieu ; cette science qui est la source unique de toute connaissance et dont les conclusions (accablantes pour les croyants) révèlent que la nature se suffit à elle-même ; qu’elle n’a pas besoin de Dieu pour exister ni pour fonctionner.
Cette position, exprimée par nombre d’intervenants sur ce Blog, a été admirablement défendue au siècle dernier par Marx, Engels et Lenine.
Nous allons voir où elle nous mène…
L’univers donc existe. C’est un fait. Le seul fait certain sur lequel nous pouvons nous appuyer avec confiance. Rien dans la réalité objective ne nous dit qu’un autre Être que l’Univers existe. Considérons donc l’Univers en sa solitude, puisque lui seul existe ; puisqu’il n’existe aucun autre être que lui ; puisqu’il est le seul être, l’être qui ne dépend de rien ni de personne pour exister tel qu’il est, comme il est.
Les sciences positives (auxquelles nous attachons tant d’importance) nous enseignent aujourd’hui que l’Univers a commencé d’exister ; qu’il fut un temps où il n’existait pas ; un temps où tous les éléments matériels qui le composent (et qui seuls existent, puisque seule existe la matière) n’existaient pas. L’Univers s’est donc donné l’être tout seul – puisque lui seul existe. C’est l’univers lui-même qui a provoqué le Big Bang. C’est l’univers lui-même qui s’est dit un jour (puisqu’il est seul) : « Tiens ? Je n’existe pas. Il faudrait quand même que j’existe. Donc : Big Bang ! Coucou me voilà, j’existe ! »
Le problème, le tout petit problème, pas bien grave au fond, c'est que : si un être était capable de se donner l’être à lui-même, cela voudrait dire qu’il existait déjà avant d’exister (ce qui est impossible). Et s’il existait déjà, il n’aurait pas eu besoin de se donner l’être qu’il possédait déjà. Autrement dit, si l’univers était le seul être, l’être unique et incréé, il devrait nécessairement être éternel et sans changement. Car un être unique et incréé qui commence d’exister, voilà qui est impensable.
Tel est pourtant ce que les astronomes nous apprennent aujourd’hui de l’univers : qu’il n'a pas toujours existé ; qu'il a eu un commencement – ils nous donnent même approximativement son âge : environ 15 milliards d’années…
On est donc conduit à affirmer contre toute raison, dans la perspective athée, la génération spontanée de l’univers (puisque lui seul existe). L’univers s’est créé tout seul. Il n’a pas de géniteur. Il est l’être merveilleux qui se donne l’être à lui-même. Le seul qui soit capable d’une telle prouesse.
Pour Marx, l’univers ne doit son existence qu’à lui-même. Il est selbständing, suffisant. Il ne dépend de rien ni de personne pour exister ; il existe par soi. Pour Marx, le Big Bang n’est pas un problème, puisqu’il nous apprend précisément que la formation de l’univers est une auto-génération, eine selbsterzeugung. Cette auto-génération n’est certes pas conçue par Marx comme un premier commencement : pour lui, l’univers est éternel pour la bonne raison qu’il n’est pas possible de le penser non existant. Engels confessera, dans sa Dialectique de la Nature, « l’éternel mouvement circulaire de la matière en mouvement ».
L’univers est donc éternel, selon Marx… mais il s’est auto-généré ; et Marx tient cela pour un donné de la science.
Cela revient à attribuer à l’univers des pouvoirs merveilleux, magiques, divins. C’est affirmer que l’Univers est plus puissant encore que le Dieu du théisme (qui ne s’est pas auto-généré, mais qui existe de toute éternité). C’est en tous les cas revenir aux doctrines des premiers philosophes grecs – non pas celle de Parménide qui repousse l’idée d’une genèse de l’être, mais celles d’Anaximandre de Milet, d’Anaximène ou d’Héraclite d’Ephèse – ; à une pensée théogonique de type mythique ; à l’animisme cosmique.
Loin d’être la fine pointe du rationalisme comme certains le croient encore, l’athéisme se révèle en réalité une pensée mythologique qui nous fait retourner à la préhistoire de la pensée humaine ; une spectaculaire régression de l’intelligence.
Mais ce n’est pas tout.
Depuis le Big Bang, nous savons que l’univers est en régime d’évolution (et les marxistes sont les premiers à le professer). Aux premiers instants de son histoire, l’univers est lumière et rayonnement. Ce n’est que progressivement que la matière va se constituer.
Si donc les atomes se sont formés dans les étoiles dans un ordre de complexité croissante, c’est par l’action de l’univers et de lui seul – puisque lui seul existe.
Si les atomes se sont assemblés ensuite pour donner des molécules, et si les molécules elles-mêmes se sont assemblées pour donner des molécules complexes composées d’autres molécules, c’est encore grâce à l’univers – puisqu’il n’existe pas d’autre être que lui.
Si la matière a continué de s’organiser (cela, toujours dans le même sens : celui d'une complexification croissante) pour donner des molécules géantes et former les premiers messages génétiques, c’est toujours grâce à l’univers en son travail d’enfantement – puisqu’en dehors de lui, il n’y a rien.
L’apparition des premiers organismes monocellulaires et l’augmentation ultérieure des messages génétiques en taille, richesse et information, cela encore est l’œuvre de l’univers – puisqu’il est seul.
C’est l’univers qui a produit les êtres vivants et les espèces animales, qui les a fait évoluer en réalisant des systèmes nerveux de plus en plus riches en connexions et de plus en plus céphalisés. Qui serait-ce d’autre, puisque l'univers est, par hypothèse, l’unique existant ?
C’est l’univers qui a donné naissance, après des milliards d’années d’évolution, à la nature et à son foisonnement d’êtres vivants et pensants – jusqu’à l’homme. Cela, par ses seules forces – car où aurait-il puisé ailleurs qu’en lui-même les ressources nécessaires à la production de tous les êtres, et de l’animal pensant qu’est l’homme ?
Cela revient à dire que l’univers avait en lui-même et dès l’origine de quoi produire tous les êtres que nous observons – y compris les animaux pensant que nous sommes. Car s’il ne les avait pas eu en lui-même, comment aurait-il pu les produire ? Nul ne peut donner que ce qu’il a. Si l’univers dès l’origine n’avait pas eu en lui-même la vie et la pensée, la vie et la pensée n’auraient jamais pu venir à l’existence, puisque rien ne peut naître du non-être. Si l’univers, au tout début de son histoire, n’avait été qu’un nuage de gaz, alors éternellement, nuage de gaz il serait resté ; car le gaz ne peut engendrer que du gaz, non une gazelle.
Si l’univers est le seul être ; s’il n’y a rien en dehors de lui, alors il faut admettre que c’est lui qui s’est donné l’être à lui-même, qui s’est auto-généré, comme dit Marx – dans un premier commencement ou dans un cycle de commencements, peu importe. Et il faut admettre aussi qu’il s’est développé dans le temps en puisant dans ses propres ressources jusqu’à faire naître des êtres vivants et des êtres pensants. Ce qui implique qu’il était lui-même vivant et pensant dès l’origine, sans quoi il n’aurait pas trouvé où puiser pour produire la vie et la pensée. La conclusion s’impose d’elle-même : une cosmologie athée postule nécessairement que l’univers avait en lui-même dès l’origine la capacité de produire la vie et la conscience ; qu’il était lui-même vivant et pensant dès l’origine.
Qui l’eut crû ? Les nuages diffus d’hydrogène qui régnaient originellement sur l’univers contenaient déjà en eux-mêmes le cœur battant des hommes, leur intelligence et leur génie créateur. Cela ne se voyait peut-être pas, mais l’univers avait déjà en lui, d’une manière occulte, la vie et la pensée, puisque la vie et la pensée ont été produites par l’Univers lui-même – par hypothèse, le seul Être existant.
Telle était la représentation du philosophe Hegel : « De l’Absolu, il faut dire qu’il est essentiellement Résultat, c’est-à-dire qu’il est à la fin seulement ce qu’il est en vérité ». C’est la fin qui nous dévoile le secret de l’identité de l’Absolu, ce qu’il est en vérité depuis le commencement. Le marxisme a repris à son compte la théogonie hégélienne, en considérant que la matière s’engendre et prend peu à peu conscience de soi ; qu'elle devient progressivement ce que nous voyons : matière vivante, puis matière pensante.
Voilà tout ce qu’implique le matérialisme athée quand on s’efforce de le penser jusqu’au bout : la considération d’un univers qui se créé tout seul, qui se donne l’être à lui-même dans un processus d’auto-génération – nous ramenant aux plus antiques représentations théogoniques et mythiques de l’origine du monde ; et d’un univers aux propriétés occultes qui lui ont permis d’organiser rationnellement la matière pour en faire ces milliards de milliards d’organismes vivants, jusqu’à l’apparition de l’animal pensant que nous sommes.
Pour Marx, la découverte d’une évolution qui se fait par elle-même en vertu de ses ressources propres est la réfutation expérimentale de la doctrine de la Création. Mais cette réfutation implique que l’on attribue à l’univers tous les caractères que la doctrine de la Création attribue précisément à Dieu : l’existence par soi, la suffisance ontologique, la vie, la pensée, la capacité de produire. Dans cette cosmologie, l’univers apparaît comme le grand Vivant incréé, seul producteur de tout ce qui naît en lui au cours du temps ; c’est lui qui se présente comme le grand Être, le Pensant éternel et auto-créateur, le Divin.
Voilà ce vers quoi l’on s’oriente si l’on veut maintenir à tout prix le dogme athée, et si l’on tient absolument à affirmer que l’Univers est le seul être, l’Être unique et nécessaire : nous sommes irrémédiablement conduits à l’animisme hylozoïque, au mythe théogonique. L'athéisme nous ramène quelques 25-30 siècles en arrière à la doctrine des anciens Grecs (Anaximandre, Héraclite et à leur suite, les Stoïciens). Où l’on voit que la cosmologie athée n’est autre qu’une cosmologie panthéiste ; et qu’une cosmologie authentiquement athée est en vérité impossible, compte tenu de ce que nous savons aujourd’hui de l’univers.
Dire qu’il n’y a pas de Dieu revient à dire que l’univers, lui, est divin. Mais alors, si les mots ont un sens, nous ne sommes plus dans l’athéisme ; nous sommes dans le panthéisme.
La vérité est que l’athéisme ne supporte pas la moindre confrontation avec le réel objectif de l’univers ; et que poussé dans ses ultimes retranchements, il se dissout de lui-même et se métamorphose en panthéisme.
On ne se débarrasse pas aussi facilement de l’idée de Dieu.